La Dalton Highway 2e partie

Nous repartons avec entrain le troisième jours. Les rayons d’un doux soleil matinal font scintiller les étangs dans lesquels jouent de facétieux castors. Les trouées humides forment un terrain marécageux entrecoupé d’arbres et d’arbustes rachitiques. De nouveau, la route nous met à l’épreuve. Les montagnes russes de la Dalton se succèdent en montées et descentes infinies.

Sur plusieurs kilomètres, des traces de pattes d’ours longent le chemin, indiquant une présence récente dans les parages. Nous sommes partagés, pas très sûrs de savoir si nous souhaitons croiser ce nounours ou bien l’éviter. Dans le doute, nous préférons suivre les recommandations et parlons fort, chantons, faisons du bruit pour signaler notre présence… Le vaporisateur défensif toujours à portée de main.

Nous arrivons, affamés et fourbus, en vue de notre destination, la rivière Yukon, en début d’après midi. Guidés par nos ventres vides et plusieurs drapeaux colorés, nous freinons devant les préfabriqués du Hot spot cafe. Jamais je crois je n’ai autant savouré un burger !!!

Rassasiés, nous enchainons les quelques kilomètres nous séparant du campement situé près de la rivière où nous escomptons nous installer pour la nuit et nous ravitailler pour les prochains jours. Le relais routier propose en effet de la nourriture à consommer sur place, mais pas d’épicerie où s’approvisionner en pâtes ! Dépités, nous achetons quelques barres de céréales et commandons néanmoins un chili.

Le lendemain matin, nous sommes réveillés par la pluie qui s’abat avec force sur notre pauvre tente. Nous attendons avec espoir une accalmie qui ne viendra pas, et décidons tout de même de remballer nos affaires en utilisant le auvent des toilettes. Protection dérisoire. Les moustiques nous assaillent pendant l’opération, l’humidité s’infiltre dans chaque recoins… je suis déjà de mauvaise humeur. Nous courons nous réfugier dans le baraquement du camp et dévorons un vrai petit déjeuner. Un homme, grand et barbu s’approche alors de notre table, sans doute désireux de faire un brin de causette. Il s’agit en fait du propriétaire. Il a entendu parler de nous et de nos soucis de ravitaillement et propose à Juan de le suivre dans l’arrière boutique. Le long des murs sont fixées de grandes étagères en metal, remplies de nourriture. Pointant du doigt l’une d’elle, il dit simplement “vous pouvez vous servir” ! Pour nous, c’est Noël avant l’heure ! Nous piochons dans les cartons des restes de surplus militaire abandonnés, récupérons des poudres chocolatés, des sachets d’amandes et de raisins secs, du pains… De retour à notre table, une autre surprise nous attend : notre chili commandé la veille a été doublé d’un autre bol. Nous remercions chaleureusement notre bienfaiteur.

La pluie cependant martèle toujours le toit de notre abris que nous savons provisoire. Nous avons cependant assez retardé l’échéance, il nous faut prendre une décision et je m’enquière à tout hasard du prix de la nuit dans une des chambres du camp : le propriétaire me regarde avec pitié et m’achève avec un “200$ la nuit”. Buisness is buisness !

Il nous faut donc prendre la route, malgré le mauvais temps. Pas de problème, nous sommes équipés : pantalon de pluie, imperméable, chaussures résistantes à l’eau… nous prenons d’assaut la Dalton avec determination.

Celle-ci s’efface cependant très vite devant les litres d’eau qui se déversent toujours sur nos têtes et les montées toujours plus difficiles à grimper. La route de terre s’est transformée en marre de boue qui gicle sur nos mollets. Nos gants deviennent très vite inutiles et dégoulinent, l’eau s’infiltre par nos manches. L’effort nous fait transpirer et nous nous retrouvons très vite aussi humide à l’intérieur qu’à l’extérieur. Dans une tentative un peu désespérée, nous avisons un centre de maintenance du pipeline et demandons asile au gardien… qui nous ré-expédie aussi sec et sans une once de remord sur la route.

Nous sommes désormais trempés jusqu’aux os, frigorifiés… En désespoir de cause, nous nous campons sur le bord de la route, et levons le pouce. Nous avons un peu la sensation de tricher en faisant du stop, mais pas le temps pour les états d’âme ! Nous n’avons heureusement pas à attendre longtemps. Très vite, un agent de maintenance du pipeline s’arrête à notre niveau. Sans doute pris de pitié par nos mines déconfites et ayant entendu parler de nous, il accepte de charger nos vélos dans son pick up. Il nous explique faire partie de l’équipe de surveillance du pipeline, qui fait des aller-retour le long du gros tuyau pour en vérifier le bon fonctionnement. Il est Eskimo, originaire du nord de l’Alaska, et travaille par intervalle de deux semaines. Son camion bien chaud me fait l’effet d’un cocon, que je redoute de quitter. Nous roulons ainsi pendant plusieurs heures. Finalement, notre généreux chauffeur ne pouvant aller plus loin nous dépose sur le bord de la route.

Nous revoilà sous la pluie, le pouce de nouveau en l’air. Nos vélos gisent sur le bas coté. Très rapidement, nous sommes de nouveau trempés. Mon dos, mes bras… je dégouline et je suis gelée. Le temps passe, mais les voitures ne s’arrêtent pas. Soudain, un gros pickup, arrivant en sens inverse, freine devant le panneau indiquant l’entrée de la Dalton Highway. Le coffre est remplis de cornes d’élans et de caribous. Deux hommes hirsutes et taciturnes, chemises à carreaux, bottes aux pieds et bière à la main, sautent des sièges avants. Il manque un bras à l’un d’eux, sous le moignon duquel pend nonchalamment un énorme flingue. Nous les regardons, mi-incrédules mi-amusés, prendre des selfies devant le panneau, se tourner vers nous et ouvertement se moquer de notre allure de chien mouillé avant de sauter de nouveau dans leur gros 4X4 et démarrer à fond de train.

Le ciel d’un gris désespérant, continu de déverser sa rage sur nos têtes ruisselantes. Le temps semble plus long que prévu. L’est-il vraiment où est-ce ma perception qui se trouve déglinguée ? Je fulmine et grelotte dans mes vêtements imbibés. Pourquoi, oh pourquoi avons-nous renoncé à la chaleur d’un foyer avec un toit sur la tête ? Quelle absurde idée que ce voyage à vélo ! Bon sang ! Nous aurions pu rester en Australie, continuer de construire une petite vie stable, banale et sans histoire. A l’abri. Mais non. Ça ne faisait pas assez Phileas Fog. Et nous voilà, catapultés sur ce bord de route du bout du monde, sans espoir d’une quelconque éclaircie qui nous permettrait au moins de planter la tente dans un recoin. Notre isolement me saute soudain à la gorge et les larmes que je retenais jusqu’ici surgissent d’un coup. Je me mord le poing et sanglote bruyamment sur les restes de ma zone de confort dont les limites sont désormais bien bien repoussées. Juan tente vainement de me consoler et, toujours positif, préfère combattre le mauvais temps en dansant sous les gouttes.

Notre salut apparaît sous la forme d’un camping-car français vintage, au volant duquel un couple nous interpellent. Michel et Maryse, arrivés à Halifax quelques mois plus tôt, ont baroudé à travers le Canada et l’Alaska et s’en retournent vers Fairbanks. S’ils ne peuvent hélas nous proposer une place dans leur camion déjà bien chargé, ils nous offrent en revanche café et chocolat chaud qui nous requinquent de l’intérieur, ainsi qu’une petite place au sec pour me changer. Une apparition je vous dis ! Leur départ nous laisse revigorés et nous reprenons notre attente avec espoir.

Plusieurs heures passent, quelques conducteurs s’arrêtent pour s’enquérir de notre état sans pouvoir cependant nous proposer le transport. Deux jeunes filles du groupe de pompier de la région nous offrent un sac plein de barres de céréales et un plan de secours pour la nuit : leur camp de base dispose d’un abris sous lequel nous pourront dresser notre tente, à quelques kilomètres en retrait de l’endroit où nous nous trouvons.

Avant de battre en retraite, nous décidons néanmoins d’attendre une heure de plus. Il n’aura fallu que quelques minutes à Aaron pour appuyer sur le frein, stopper net dans les flaques et nous proposer son aide. Sa Subaru est petite ? Pas de problème, on va faire en sorte que notre barda entre. Avec un peu de bonne volonté, tout est possible. Nous casons en Tetris nos sacs dans le coffre. Nos vélos sont hissés sur le toit et accrochés au petit bonheur avec les sangles de nos paniers. A l’intérieur, une petite dame aux cheveux noir de jais, assise sur le siège passager, pousse le chauffage au maximum. Nous retirons nos vêtements de pluie trempés et couverts de boue, jetons le tout dans un seau et nous installons à l’arrière du véhicule de notre sauveur. Aaron nous présente sa « tante » Bessie. Nous voilà en route pour Fairbanks, où ils se rendent chaque année afin de cueillir des baies (mûres, framboises et autres myrtilles) et réaliser ainsi des provisions pour l’hiver et pour le grand banquet traditionnel du village. Aaron fonce à toute allure sur le chemin miné de trous. Les vélos sur le toit grincent et semblent sur le point de s’envoler. Mais notre fixation de fortune tient bon.

Brinquebalés sur la route, notre convoi réalise un détour par la petite bourgade de Minto, recensant 258 habitants, essentiellement descendants des Atabaskans, ce grand peuple amérindien d’Amérique du Nord. On y parle l’un des 11 dialectes athabaskan et l’on y cultive une générosité sans pareille. Aaron nous guide autour du village, situé sur une falaise surplombant la Tolovana River, répartit en plusieurs lacs. En hiver, les lacs gelés offrent un accès direct à la ville de Fairbanks, au sud est, évitant ainsi un détour de 3h par la route classique.

« Tante » Bessie nous ouvre sa porte et sa cuisine. Nous nous retrouvons bientôt assis devant un bol de soupe fumant au contenu inconnu mais accueilli avec gratitude par nos ventres vides. Le gros poêle à bois ronfle d’un feu chaleureux au centre de la petite pièce. Nous aidons nos hôtes à préparer leurs bagages en vue de leur escapade à Fairbanks, et c’est bien sec et repus que nous reprenons la route.

Nous arrivons en vue de la ville vers 23h. Il est bien tard pour contacter de nouveau Ephy et Ryan. Aaron nous dépose donc devant une guesthouse colorée et nous nous glissons finalement avec bonheur dans un vrai lit, savourons la fin de cette interminable journée, pendant que la pluie continue de marteler les toits d’Alaska.

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